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Estelle Coppolani

L’île manquante

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Jʼai observé souvent, en me penchant au-dessus dʼune carte du monde, lʼabsence de mon île. Mon œil imitait un trajet volatile quittant la baie de Marseille et descendant lʼimmense continent jusquʼà lʼarchipel des Mascareignes. Là, cependant, alors que lʼîle Maurice figurait le plus souvent, comme tendue vers ce sous-continent indien dont jʼai tant entendu parler, je ne retrouvai pas la Réunion. Les cartes anonymes (pensai-je) perpétuaient une impression bleue, sans trace ni indice particulier du lieu de naissance. Ma famille était absente de la carte du monde, noyée quelque part dans lʼocéan, tout comme la langue que nous partagions et dont les livres dʼécole ne parlaient quʼavec dédain. Cette expérience sʼest répétée un grand nombre de fois, dans des villes ou des pays différents. Plus tard, à lʼétranger, on me demanderait dans une école ou une auberge de jeunesse de pointer du doigt le bout de terre où je suis née et qui nʼapparaissait pas. Je montrerais un point imaginaire au sud-est de lʼAfrique.
 

Ce nʼétait pas pure fantaisie de ma part que de lier cette absence à lʼinclinaison des archives à ne faire voir que ce à quoi elles accordent crédit de valeur. Si la Grande Île de Madagascar ne pouvait être diminuée sur le planisphère, une certaine présence malgache, elle, avait bien été amoindrie par la non-figuration de la Réunion. Je rappelais souvent à ma mémoire l'invisible Bourbon, où le marronnage prit la forme de royaumes à la mémoire éparpillée dans les montagnes : cirque de Tsilaosa, piton dʼAnchaing, forêt du Tapcal... Le châtiment de disparition était donc décuplé : ne figuraient sur cette mappemonde choisie ni les Malgaches, ni lʼensemble des sillons africains, asiatiques et européens formant le peuple réunionnais. Lʼîle manquante absorbée par les eaux effaçait aussi quelques pans de lʼhistoire des continents. 
 

Il est vrai cependant que cette absence marquait aussi, avec de plus en plus d'évidence, la possibilité de devenir fantôme selon le modèle des ancêtres. Si je nʼétais pas cartographiée, si les registres du monde ne marquaient pas ma naissance ni le parcours de ma généalogie, je pouvais alors assumer toute résidence dans le plus pur anonymat. En tant que non-affiliée, il m'était possible de me prévaloir dʼune sorte de virginité territoriale absolue ou, à l'inverse, d'habiter toute lande, sans nostalgie de l'arrière-pays. En vérité, mon rapport aux territoires était crypté. Le séjour terrestre sʼoffrait à moi avec une qualité d'apparition et de disparition rare. On ne connaissait pas mes ravines, ni le nom de mes pitons. Les croisées où j'abordais ne murmuraient pas leur nom aisément. Les paysages effacés avaient retourné abruptement leur silence imposé en conservatoire de secrets. Tel pic ou telle forêt délivrait une partie de son mystère par la consonance malgache. Les mémoires étaient closes comme des portes de protection. Si je voyais, parfois, un morceau de mémoire se détacher d'un tronc de jacquier ou de la racine immense d'un banyan, c'est que j'étais à mon tour esprit ubique, âme nomade. Promise peut-être à l'arpentage, me disais-je en contemplant cet océan que l'on disait des Indes. 

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